Rêve d'argile

Publié le par Dominique

En attendant, la mise en ligne du texte inédit qui sera lu à l'occasion de ma dernière présentation à l'Atelier Curcuma le samedi 15 décembre prochain, voici un texte extrait de mon recueil de nouvelles "Petits contes cruels pour mal dormir".  Bonne lecture.


La main resta là, comme en suspens, aérienne. Puis elle imprima son verdict dans les chairs molles étalées devant elle. Il y eut comme un frissonnement. Imperceptible. Tellement imperceptible que cela ne se remarqua point. L’horloge cloquetait. L’âtre crépitait. D’un feu âpre mais serein. Et sur les hauts murs blancs, baignés de cette lueur indécise, dansaient en folle sarabande, tels les lutins d’un étrange sabbat, les ombres claires des créatures du lieu.

 

Petit Homme bâilla. Enfin, l’on put croire qu’il bâillait, tant les formes et les ombres étaient incertaines en cette incertaine soirée. L’horloge cloquetait. L’âtre crépitait. Et la main chantait, chantait toujours.

 

Alors, Petit Homme eut un regard plein de tendresse pour la main, la main qui chantait encore et encore cet hymne à la vie. De ses yeux de glaise, il parcourut son royaume et il entrevit la plénitude de son glorieux destin. Tout ne lui était-il pas acquis d’avance ? Tout ne lui serait-il pas donné ? N’était-il pas l’élu ? Il avait bien perçu avec quelle infinie douceur la main l’avait caressé. Avec quelle extrême délicatesse, elle l’avait porté jusqu’à cette sorte d’estrade où il trônait maintenant. Avec quel amour, elle l’y avait déposé.

 

A présent, il somnolait. Bercé qu’il était par l’horloge qui cloquetait… par l’âtre qui crépitait… et la main qui chantait, chantait…

 

Sur la table, juste en face de lui, reposaient d’autres élus. Ceux qui étaient passés par le grand feu créateur. Les réalisés. Il les regarda avec un peu d’envie. Mais, il savait que son tour viendrait. Qu’il connaîtrait enfin la joie du grand feu où seraient fondues toutes ses imperfections. Alors se produirait enfin l’alchimie, le grand œuvre du maître. L’œuvre de la main qui tranche, de la main qui chante, chante, chante…

 

-Oh, main qui chante, suspends ton envol, fredonna-t-il, et viens m’enraciner en ton sol. Et très content de lui et de ses vers de mirliton, Petit Homme s’endormit, un sourire sur ses lèvres un peu grises.

 

***

 

Alors, sur la grande plaine du temps – du temps qui passe – se met à couler le songe de Petit Homme. Tout n’y est que tumulte, rumeurs et bruits de bataille. Il y a des voix d’hommes qui parlent fort. Des voix de femmes qui blessent. Et puis, il y a ce bruit étrange, comme un tintement, un tintement cristallin qui résonnerait en écho. Telles des épées de verre qui se croisent et s’entrechoquent sans fin.

 

Ensuite, vient le temps de l’apaisement. Tout y est serein. Et une main blême, sortie du néant, vient se poser sur sa tête. Comme elle est légère et si ferme à la fois. Puis elle vient lui caresser le flanc. Comme elle est froide cette main, cette grande main blême qui caresse le temps.

 

Enfin, Petit Homme se voit. Il se voit, tel qu’il l’avait rêvé. Il se voit tel qu’en lui-même. Réalisé. Enfin réel. Il marche sur la grande plaine du temps. Et ses pas claquettent, claquettent…

 

Mais, un chuchotement le surprend. Il s’arrête. Plus rien. Il reprend sa marche derechef. Chuchotement à nouveau, mais plus net. Il se retourne. Rien. Le voilà reprenant sa route. Rechuchotements. Il ne veut plus entendre. Brouhaha. Il s’entête à avancer, la tête engoncée dans les épaules. Clameur. Il se retourne, apeuré. Et le voilà parmi une assemblée de gens inconnus. Tous ont un verre à la main. Les hommes sont raides, sanglés dans des costumes stricts et noirs. Et les femmes, parées de bijoux agressifs, parlent de cette manière un peu pointue qui blesse les sens. Il se met à fendre cette foule qu’il sent hostile. Pourtant, les gens ne semblent même pas l’avoir remarqué. Il est comme une ombre parmi le clinquant de cette masse en tenue d’apparat.

 

Tout à coup une main surgit. Cette main, il la reconnaît, c’est celle de son maître. Il se précipite. Veut se lancer à sa poursuite. Mais les corps s’interposent. Il bouscule. Les hommes le toisent d’un air condescendant tandis que les femmes poussent de petits cris stridents qui brisent ses tympans tout neufs. La main s’éloigne. Elle va disparaître dans la foule qui rit et se moque de son infortune. Une larme coule le long de sa joue grisâtre et terne.

 

***

 

Un grand fracas sortit Petit Homme de ses songes d’argile. Et, avant qu’il n’ait eu le temps de réaliser, il fut précipité dans le grand carré de briques où était à macérer la barbotine. Pauvre Petit Homme aux illusions perdues. Son petit corps si fragile alla se fracasser sur les corps tout aussi imparfaits d’autres infortunées ébauches d’atelier. Mis au rebut, sans autre cérémonie.

 

Le sculpteur se remit devant son établi. Il se passa une main douteuse sur le visage. Son dos lui faisait mal et la chaleur faisait couler des gouttes acides le long de ses tempes grisonnantes. Il trancha dans le pain de terre grisâtre qui se trouvait à ses pieds et disposa cette boue indistincte devant lui. Sa pensée resta là… comme en suspens… aérienne… A ce moment, tout était possible. C’était comme une ouverture sur la vie, dans un éternel recommencement…

 

… et l’horloge cloquetait… et l’âtre crépitait… et la main se remit à chanter, chanter, chanter…

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